« Peut-on vraiment mettre un prix sur une vie ? Existe-t-il vraiment une amende suffisamment élevée pour ceux qui torturent psychologiquement les autres jusqu’au suicide, par pur divertissement ? »
Mme Teenah Jutton s’exprime lors d’un événement de l’UNFPA en marge de l’Assemblée générale 2022 des Nations Unies. Cette membre de l’Assemblée nationale de Maurice a évoqué son expérience de la violence ne ligne et expliqué les mesures qui doivent être prises pour endiguer cette crise, dans le cadre d’une table ronde sur la responsabilité et les politiques en matière d’autonomie corporelle et de droits et santé sexuelle et reproductive. © UNFPA/Yuntong Man
Teenah Jutton, membre de l’Assemblée nationale de Maurice, connaît bien cette torture dont elle parle. Elle a subi des violences en ligne lorsque des images manipulées et dégradantes d’elle-même ont largement circulé sur la toile. Mme Jutton a agi le plus rapidement possible, à la fois pour elle mais aussi pour les autres survivantes : elle s’est attelée à changer la loi.
« La liberté débridée qu’offrent les plateformes en ligne à ceux qui sont déterminés à faire du mal à des innocent·e·s nous force à introduire constamment de nouveaux contrôles de sécurité, à renforcer et à mettre à jour les lois existantes, et à explorer la nécessité d’élaborer une législation nouvelle et plus dure », explique-t-elle.
En effet, 85 % des femmes du monde entier, une proportion vertigineuse, rapportent avoir été témoins de violences en ligne ; 40 % déclarent l’avoir personnellement subie. Ces abus vont du harcèlement et de l’exhibitionnisme jusqu’au doxxing (divulguer des informations permettant d’identifier une personne active en ligne), en passant par la sextorsion, la traite d’êtres humains en ligne, les discours de haine et le partage non consenti de photos et de vidéos. Cela comprend aussi la tendance très préoccupante des deepfakes, c’est-à-dire un contenu dans lequel l’apparence d’une personne est modifiée pour ressembler à une autre. Une étude a montré que 96 % des deepfakes visaient à placer des individus dans du contenu pornographique. Toutes les cibles sans exception étaient des femmes.
La violence en ligne est l’une des formes de violences les plus récentes et les plus difficiles à réprimer et punir. Elle est pourtant tout aussi réelle et perturbe tout autant la vie des victimes que les autres formes d’abus, avec des conséquences psychologiques et physiques qui peuvent s’avérer graves et durables – dans certains cas, les personnes visées vont jusqu’à mettre fin à leurs jours.
Misogynie, inégalité des genres et cyber-impunité
La violence numérique est dans son écrasante majorité dirigée contre les femmes, les filles et les membres les plus marginalisés et vulnérables de la société. La directrice exécutive de l’UNFPA, le Dr Natalia Kanem, a déclaré à ce sujet : « Pour les femmes et les filles, aucun endroit n’est vraiment sûr. Les violences à leur encontre restent l’une des violations des droits humains les plus récurrentes, les plus dévastatrices et les plus négligées. »
Pour sensibiliser le public à cette tendance inquiétante, l’UNFPA a lancé la campagne « bodyright » l’année dernière, pour pousser les gouvernements, les entreprises technologiques privées et les individus à remanier les systèmes qui ont permis à ces abus de proliférer. Le lancement de cette campagne a coïncidé avec d’autres appels à l’action très médiatisés, en faveur de la protection des personnes vulnérables dans les espaces numériques. Depuis, de nombreux pays ont fait des progrès dans la compréhension et la résolution de ce problème.
En Serbie, par exemple, une étude appuyée par l’UNFPA et intitulée « Devant l’écran » a évalué la fréquence des violences subies par les filles dans l’enseignement secondaire. Une équipe spécialisée dans le domaine de la violence en ligne a été mise en place en Iraq : elle travaille avec les organisations locales et les principales entreprises technologiques pour renforcer la prévention et la prise en charge, et milite pour un engagement gouvernement plus fort sur cette question. Des modifications de la législation et des initiatives dans le secteur privé commencent également à être de plus en plus nombreuses. Au Japon, la mort de Hana Kimura, qui s’est suicidée après un déchaînement de cyberviolence contre elle, a provoqué une révision nationale des lois sur l’injure et la diffamation, tandis que les gouvernements du Royaume-Uni et des États-Unis ont proposé au cours de l’année écoulée des lois sur la sécurité en ligne ciblant spécifiquement la protection des femmes et des enfants.
Hera Hussain, fondatrice de Chayn, une organisation mondiale à but non lucratif pour les survivants de la violence sexiste. © EmTech Media
« C’est là que l’on crée le changement : des actes tels que l’utilisation d’un faux profil pour nuire à autrui devraient être des délits punissables par la loi, et dont les auteurs seraient passibles d’une amende ou d’une condamnation pénale », explique Mme Jutton. Hera Hussain partage ce point de vue – elle est la fondatrice de Chayn, une organisation mondiale à but non lucratif dédiée aux survivantes de violence basée sur le genre. « Les entreprises de technologie doivent s’assurer qu’elles possèdent les infrastructures adéquates pour prévenir les abus et soutenir les survivantes. Les organismes de réglementation et les investisseurs, pour leur part, doivent fixer des normes minimales pour le secteur et infliger des pénalités aux entreprises qui ne s’y conforment pas », déclare Mme Hussain.
Le coût de l’inaction
La violence en ligne n’est pas moins réelle que celle qui est commise dans la rue ou au sein du foyer. Cette cyberviolence déborde bien souvent dans le monde réel. Les femmes qui occupent des positions publiques et/ou de pouvoir, en particulier les journalistes, les militantes des droits de la personne et celles qui travaillent dans le domaine politique, sont la cible d’attaques et de violences, qui ont souvent pour but de leur faire quitter la sphère publique.
Lorsque la moitié de la société reçoit systématiquement des menaces visant à la faire taire, c’est l’égalité même des genres qui est menacée, et toute la société en subit les conséquences.
Les femmes n’ont toutefois que peu de recours juridiques pour exiger que des images – pourtant obtenues illégalement ou falsifiées – soient retirées, ce qui équivaut à une impunité presque totale de leurs agresseurs. Un petit nombre d’entreprises gouvernent l’existence numérique de milliards de personnes, et aucune d’entre elles n’a encore élaboré de solution systématique ni efficace de lutte contre la violence en ligne.
Mme Hussain et Mme Jutton creuseront toutes deux davantage ces idées à l'occasion d'un événement de l'UNFPA centré sur les survivantes le 7 décembre prochain, dans le cadre de la campagne 16 jours d'activisme contre la violence basée sur le genre.
À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le Dr Kanem a déclaré : « Nous pouvons mettre fin à cette crise en agissant en solidarité avec le nombre croissant de personnes refusent désormais de se taire et disent que cela suffit. Nous avons toutes et tous droit à l’autonomie corporelle et à vivre en sécurité. »
Au-delà de la législation sur la sécurité en ligne et des outils de suivi et de traçage, il faut impérativement reconnaître et protéger les droits des femmes et des filles à prendre leurs propres décisions en ce qui concerne leur corps et à vivre libres de toute violence, que ce soit en ligne ou hors ligne. Comme le Dr Kanem nous y exhorte, « c’est le moment de renouveler notre appel d’urgence à un militantisme à l’échelle de toute la société pour prévenir la violence, où qu’elle ait lieu, jusqu’à ce que nous l’ayons complètement éliminée. »